A propos de la démocratie

SAUVER LA DEMOCRATIE
 

« L’antiphilosophie risque, par sa stérilisation et le tarissement à la source, de fabriquer une génération d’abrutis manipulables et   parfaitement dociles, incapables non seulement de réagir, mais de comprendre l’enjeu » V. Jankélévitch.

La commune, un modèle, selon Tocqueville 

En ce sens, Tocqueville se montre critique envers une trop forte centralisation des pouvoirs (gouvernementaux et administratifs), qui selon lui « habitue les hommes à faire abstraction complète et continuelle de leur volonté ; à obéir, non pas une fois et sur un point, mais en tout et tous les jours » Ainsi, il fait à l’inverse l’éloge du système communal américain de l’époque (tout particulièrement celui de la Nouvelle-Angleterre, celui-ci étant plus important que dans les États plus au sud) où, par le biais des assemblées communales (assemblées citoyennes), la population a l’occasion d’exercer directement un pouvoir politique. Il affirme ainsi que « c’est […] dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir », concluant que « sans institutions communales une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de la liberté 

Les menaces qui pèsent sur la démocratie

C’est toujours Tocqueville qui voit une menace dans « les petites sociétés »

Fragment « 128 » des Feuillets d’Hypnos. René Char écrit :

Le boulanger n’avait pas encore dégrafé les rideaux de fer de sa boutique que déjà le village était assiégé, bâillonné, hypnotisé, mis dans l’impossibilité de bouger. Deux compagnies de S.S. et un détachement de miliciens le tenaient sous la gueule de leurs mitrailleuses et de leurs mortiers. Alors commença l’épreuve.

Les habitants furent jetés hors des maisons et sommés de se rassembler sur la place centrale. Les clés sur les portes. Un vieux, dur d’oreille, qui ne tenait pas compte assez vite de l’ordre, vit les quatre murs et le toit de sa grange voler en morceaux sous l’effet d’une bombe. Depuis quatre heures j’étais éveillé. Marcelle était venue à mon volet me chuchoter l’alerte. J’avais reconnu immédiatement l’inutilité d’essayer de franchir le cordon de surveillance et de gagner la campagne.
Je changeai rapidement de logis. La maison inhabitée où je me réfugiai autorisait, à toute extrémité, une résistance armée efficace. Je pouvais suivre de la fenêtre, derrière les rideaux jaunis, les allées et venues nerveuses des occupants. Pas un des miens n’était présent au village. Cette pensée me rassura. À quelques kilomètres de là, ils suivraient mes consignes et resteraient tapis. Des coups me parvenaient, ponctués d’injures. Les S.S. avaient surpris un jeune maçon qui revenait de relever des collets. Sa frayeur le désigna à leurs tortures. Une voix se penchait hurlante sur le corps tuméfié : « Où est-il ? Conduis-nous », suivie de silence. Et coups de pied et coups de crosse de pleuvoir. Une rage insensée s’empara de moi, chassa mon angoisse. Mes mains communiquaient à mon arme leur sueur crispée, exaltaient sa puissance contenue. Je calculais que le malheureux se tairait encore cinq minutes, puis, fatalement, il parlerait. J’eus honte de souhaiter sa mort avant cette échéance. Alors apparut jaillissant de chaque rue la marée des femmes, des enfants, des vieillards, se rendant au lieu de rassemblement, suivant un plan concerté. Ils se hâtaient sans hâte, ruisselant littéralement sur les S.S., les paralysant « en toute bonne foi ». Le maçon fut laissé pour mort. Furieuse, la patrouille se fraya un chemin à travers la foule et porta ses pas plus loin. Avec une prudence infinie, maintenant des yeux anxieux et bons regardaient dans ma direction, passaient comme un jet de lampe sur ma fenêtre. Je me découvris à moitié et un sourire se détacha de ma pâleur. Je tenais à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre.

J’ai aimé farouchement mes semblables cette journée-là, bien au-delà du sacrifice.

René Char, Feuillets d’Hypnos

La démocratie oui, mais laquelle ?

On ne cesse d’en appeler à la démocratie comme garantie populaire des débordements du pouvoir, en l’occurrence, le pouvoir de l’Etat. Ce dernier est institution de la loi, déjà garante par définition des débordements de l’individu, et plus particulièrement de l’individu égoïste, dont la somme forme la foule ou encore la masse. Semblable à la bête féroce qui laisse croire à sa domination alors qu’elle mène le jeu, la foule écrase toute tentative d’émancipation de la réflexion. Elle suit celui qui joue de la séduction. Elle est puissance de l’irrationnel. Lui donner la forme de la démocratie c’est céder au chant d’un populisme où les individus s’en remettent à toutes ces fausses croyances qui ont pour nom la superstition. Les épisodes du COVID ont su développer cette fausse croyance selon laquelle tout le monde se présente comme capable de parler d’un sujet qui est d’abord la manifestation des limites de la science dont l’être est de ne pouvoir en rester qu’à des hypothèses. Ces limites ne satisfont pas la foule qui se définit par l’illimité, le débordement. Comment faire confiance, au sens d’adhérer, à une démocratie fondée sur la force du nombre ? Comment éviter les débordements si on s’en remet à la force au nom de la séduction exercée par le mot de « démocratie » qui abrite un désir de domination ?

C’est là une difficulté de la démocratie. Le pouvoir se manifeste sous la forme de la maîtrise, qui est porteuse se la volonté de soumettre. Pour y échapper il faudrait une foule éduquée, policée, instruite, contradiction voire oxymore dans l’emploi des termes.

Le discours conservateur a beau jeu alors de s’en remettre à des spécialistes pour « gérer » la cité des hommes tout en feintant de s’en remettre à une démocratie qui se déclare participative. Mais le mot de participation est trouble : il introduit à côté de participation l’idée de partage. Il y aurait ainsi un partage du pouvoir avec la vox populi. Quel pouvoir ? Pas celui des spécialistes : par définition il trace des exclusions. C’est la division entre l’administration de l’État et le politique. La démocratie ne concerne pas la gestion de l’État et c’est pourtant là que tout se joue, dans les rouages où se glissent les conseillers. Cela ne date pas d’aujourd’hui.

Le problème avec la loi, c’est sa généralité et par conséquent sa difficile applicabilité. On recourt parfois à la jurisprudence, à l’habileté du juge dans l’appréciation de la situation : hic et nunc. Dans ce pays à ce moment de son histoire. C’est, on l’a déjà vécu, la porte ouverte à un relativisme qui mène au scepticisme. Si nous vivons la loi comme une simple formalisation de la matière des affects humains, en les adaptant à la violence humaine sans cesse réinventée, dépassant toujours plus le seuil de l’acceptable, la menant même à engendrer d’elle-même cet inacceptable, c’est à l’impossible légitimité de la loi que notre esprit rationnel se heurte. Lui-même ne devient-il pas suspect ? Qu’est-ce qui me garantit que ce que je prends pour la raison l’est vraiment ?

Pour sortir de la menace, on pose des valeurs : l’humain des droits de l’homme par exemple. Cette conception introduit une transcendance, une coupure. Universalité des droits d’un humain qui ne ressemble que trop à l’universel européen. D’où une situation de crise. Elle rejoint celle du « genre » à bien des égards. La perte de l’universel tient à sa confusion avec la généralité qui écrase toute singularité. Pour sortir de ce malaise on parle alors de participation. Vieille idée platonicienne qui fait réapparaître le singulier. Ce fut la solution introduite par la démocratie participative.

Illusoire elle aussi car elle retire de fait l’exécutif aux participants qui sont conduits à commenter une décision déjà prise par une bureaucratie en laquelle Weber voyait l’aboutissement de l’État contemporain.

Comment sortir de là ? La démocratie a-t-elle encore un avenir ? Les réseaux sont la manifestation d’un autre forme de participation qui inquiète le politique. Les webinaires, les pages Facebook…fragmentent les lieux de paroles. Le web réorganise non plus en part mais en réseaux l’espace et le temps. A la ligne de partage (entre droite et gauche par exemple) s’opposent les cartes célestes.

Démocratie de l’entre-soi qui a ses lois, ses utopies, ses amis, ses exclus. Démocratie du numérique qui est en train de surgir

Certains auteurs parlent L’homme de la promesse jamais remplie et l’homme du dynamisme qui toujours progresse : deux discours du politique.

2 commentaires sur « A propos de la démocratie »

  1. Intelligente et sensible, cette chronique, digne de la pellicule d’une bonne photographe. Le monde en son actualité n’est pas forcément plus facile à saisir que la pensée . Le prendre au sérieux demande en effet un peu d’effort, ne serait ce que l’exigence de ne pas confondre la vérité de l’information avec la persistance de l’image rétinienne. On finit par prendre pour la durable vérité du moment (ce que NOUS sommes tous en train de vivre en direct et ensemble, n’est ce pas?) ce qui n’a été que martelé faute de mieux et a fini par durer (persistance rétinienne ) , la dimension emotionnelle inévitable étant confortée par le préjugé selon lequel ce qui dure est le vrai. Les images comme les témoignages (la reflexion aurait tort de les mépriser) valent mieux que ça.

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